Avant, il y avait les supplices. Les foules se régalaient : un humain mis en morceaux. Et maintenant ? Quand les
Avant, il y avait les supplices. Les foules se régalaient : un humain mis en morceaux. Et maintenant ? Quand les gens veulent voir une éviscération, en France ils se rabattent sur des films gores en streaming ou en DVD. Les salles de cinéma préfèrent ne pas montrer de torture, même truquée. Pourquoi ?
Parce que les salles ne veulent pas d’ennuis avec des productions qui attirent un public «compliqué» : ados énervés, racailles et bandes d’énergumènes hurlant à chaque giclée de sang, arrachant les sièges, entrant de force par les portes de secours… De nombreux incidents sont rapportés après la projection en salle de Paranormal Activity4, Saw ou Annabelle… «Si les films sont violents, les spectateurs le sont aussi», explique l’historien Albert Montagne. Résultat : maintenant, c’est le degré de violence d’un film qui détermine sa programmation. S’il montre trop de chair arrachée en gros plan, il ne passera pas en salle, ni à la TV. Il sera relégué aux circuits d’exploitation en DVD ou e-cinéma, plus confidentiels. La mise en scène de la mort serait-elle devenue le nouveau critère de visibilité d’une oeuvre ?
Des tripes et du trash
Dans un ouvrage intitulé Violence, censure et cinéma, dirigé par Albert Montagne une dizaine de spécialistes se penche sur l’équation “des tripes et du trash”, décryptant tantôt la mouvance zombie, tantôt le phénomène Baise-moi, ou l’influence des images violentes sur le public… Parmi ces textes, un des plus intrigants pose la question de savoir quand la censure est apparue. Une telle question peut sembler anodine. Mais non. Elle permet peut-être au contraire d’y voir beaucoup plus clair dans la contradiction qui mine notre société, soi-disant «libre et démocratique», mais en réalité obsédée par la surveillance et le contrôle des individus… contrôle impliquant la mise à distance du corps, de la souffrance physique et du sang. Tout commence avec «les supplices», explique Bruno Girard, spécialiste du cinéma à l’université de Nice.
«Le supplice doit être éclatant»
Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle en France, le spectacle des supplices est public, libre d’accès, gratuitement offert aux foules qui viennent se repaître de corps dépecés, amputés, brûlés ou exposés en putréfaction. Citant Foucault (Surveiller et punir) Bruno Girard note que «le supplice doit être éclatant, il doit être constaté par tous, un peu comme son triomphe.»La violence apparaît alors comme légitime. Mais avec l’avènement de la société bourgeoise, tout change. Brusquement, les supplices disparaissent de l’espace public. «L’administration des peines se poursuit “dans l’ombre” et devient la part “la plus cachée du processus pénal”. C’est que l’édifiant spectacle des souffrances a été remplacé par la “certitude d’être puni”».
Halte à la torture (gâchis)
«C’est aussi que le corps, économiquement parlant, n’a pas autant de valeur [jusq’au XVIIIe siècle] qu’il en aura plus tard, dans le cadre d’une économie industrielle. Des supplices à l’exécution de la peine de mort en milieu fermé puis à l’institution carcérale se déplace toute une économie vers le contrôle rationnel des corps. La surveillance se répand dans tous les grands corps de la société à travers l’effort de rationalisation économique des moyens de production. La politique de l’enfermement carcéral coïncide avec l’économie disciplinaire au sein de lieux clos comme les casernes, les écoles ou les usines. Avec l’essor de l’informatique se constitue ensuite une société de contrôle qui généralise les procédures d’évaluation.»
Place à la discipline (rentabilisation)
Pour Bruno Girard, il n’est pas anodin que les supplices disparaissent au moment même où se met en place une «économie» basée sur l’optimisation des ressources humaines. Jusqu’au XVIIIe siècle, la douleur est infligée de façon intense, avec prodigalité. Il faut que les corps soient littéralement «dilapidés », avec un luxe de moyens somptuaires pour en extraire jusqu’à la dernière pulpe d’effroi et de douleur. Vient la guillotine, qui tue en une seconde. Mais la guillotine répand trop de sang. Il faut l’escamoter, car elle renvoie l’image d’un gâchis. La mort instantanée (comme les nouilles) a remplacé l’étalage dispendieuxde la torture. Célérité, efficacité. Avant on perdait son temps à faire mal aux condamnés. Maintenant, on l’épargne. A quoi bon faire durer l’agonie ? Il n’y a plus personne pour la voir.
En France, la censure des images animées date de 1909
Le public, progressivement, n’a plus le droit d’assister aux exécutions capitales. En parallèle, il est banni des morgues qui étaient autrefois ouvertes, visitées pour des hordes de touristes et de curieux. La décence a bon dos. Mieux vaut parler de censure. Pour Bruno Girard, la censure au cinéma dérive directement de cet interdit posé sur le spectacle de la chair martyrisée puis décomposée. Il en veut pour preuve le fait suivant : que la censuredes images animées date exactement de 1909, quand «la quadruple exécution de Béthune, qui avait été filmée en 1909, fut interdite de projection.» Albert Montagne –qui dévoile ce fait dans un article passionnant– raconte en effet que la censure en France débute officiellement avec la mise à mort de quatre membres de la bande à Pollet qui br^laient les pieds de leurs victimes pour leur faire avouer où elles cachaient leurs économies.
Les «chauffeurs» de la bande à Pollet
Ces bandits étaient appelés «chauffeurs». Ils s’introduisaient la nuit dans des maisons isolées, ligotaient leurs victimes, les tortionnaient à petits feux puis les tuaient. Lorsque les membres de la bande à Pollet sont pris, puis condamnés, la France qui «n’a pas connu d’exécution capitale depuis trois ans » se réjouit. «Si les simples, les doubles et les triples morts attiraient déjà du monde, une quadruple mort était la certitude d’un plaisir encore plus rare et, absolument, à ne pas rater !, raconte Albert Montagne. Le 10 janvier 1909, la nouvelle se répand donc comme une traînée de poudre et la foule se rend dans la nuit au lieu d’exécution.» Problème : alors que le ministre de la justice a interdit la présence sur les lieux de toute caméra, les opérateurs Pathé Actualités filment les quatre décapitations.
Qu’est-ce qui est le plus violent : le supplice ?
Craignant «l’escalade d’un voyeurisme déjà trop macabre», le ministre –furieux– envoie «à tous les préfets de France et d’Algérie une circulaire administrative qui interdit tous les spectacles cinématographiques susceptibles de provoquer des manifestations troublant l’ordre et la tranquillité publics. La censure du cinéma français est officiellement née !» Prenant appui sur ce fait historique, Bruno Girard conclut qu’il y a certainement un lien entre le fait que notre société ait remplacé la violence visible des mutilations publiques à la violence invisible d’une répression technologique. Nous voilà maintenant monitorés, tracés,profilés et encadrés par un dispositif de cybersurveillance marchande et morale qui prend en charge toutes nos «traces» et les intègre de façon occulte. Dans quel but ?
Ou l’asservissement technologique ?
C’est l’occasion pour Bruno Girard de rappeler à très bon escient cette magnifique citation de René Rémond (1) : «Nous réputerons violence toute initiation qui entreprend gravement sur la liberté d’autrui, qui tend à lui interdire liberté et réflexion, de jugement, de décision, et surtout qui aboutit à ravaler autrui au rang de moyen ou d’instrument dans un projet qui l’absorbe et l’englobe, sans le traiter comme un partenaire libre et égal».
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Article sponsorisé par Tatiana
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Violence, censure et cinéma, dirigé par Albert Montagne, éditions Charles Corlet, 2018.
NOTE (1) René Rémond, Un monde de violence in La Violence, Desclée de Brouwer, 1967.