Les réseaux sont toujours plus étendus, les infos circulent plus vite et pourtant… l’incommunication règne. On
Les réseaux sont toujours plus étendus, les infos circulent plus vite et pourtant… l’incommunication règne. On a beau «taper du like», on se sent mal-aimé-e, suivant une logique disséquée depuis 30 ans par la revue “Hermès” qui fête son anniversaire au moment même où sort un pamphlet sans pitié sur la génération Y.
Dans La vie est bonne, pamphlet graphique cru et acéré, les personnages ont tous des comptes Twitter pour poster leurs selfies : «Et après je mets deux-trois hashtags qui vont bien. Et bam après je balance.» Ils draguent, mais ça ne marche pas trop. Ils parlent mais à moitié absents, un oeil vissé sur le smartphone. Il y a ceux qui refusent «de vivre avec l’obsolescence programmée de [leurs] sentiments» (sic) et celles qui sont sur Internet : pas trop de temps à perdre avec un type encombrant. «De toute façon t’as jamais cru en moi. Moi chui ultra connue sur Instagram et toi ça te fait rien», dit l’une d’elles.
Comme par un fait exprès, cette BD grinçante, présentée comme une peinture des moeurs contemporaines «qui fustige avec humour et justesse la vacuité du digital» sort en même temps que le numéro anniversaire de la revue Hermès («30 ans d’indisciplines») consacrée au «tournant communicationnel» que représente l’arrivée massive des réseaux et des outils connectés dans les échanges humains. «Internet s’est généralisé, avec un succès incommensurable. Chacun passe des heures sur les smartphones et les écrans», explique Dominique Wolton, le créateur de la revue. Avec quelles conséquences ?
«Informer» (transmettre une donnée) vs “communiquer” (échanger, négocier)
«Le triomphe de l’information ne conduit pas à plus de confiance, dit-il. Les secrets et les rumeurs n’ont jamais eu autant de succès.» De fait, plus la société se veut transparente, plus elle génère –comme par réaction– le sentiment d’être mystifié. «En principe, chacun voit tout et sait tout, et en même temps chacun pense qu’avec de plus en plus d’information, il y a de plus en plus de mensonge, de fake news, de manipulation, etc.» Depuis qu’il a créé Hermès, en 1988, Dominique Wolton ne cesse de dénoncer les effets pernicieux du scientisme actuel : «Internet et le numérique sont considérés depuis 50 ans comme le symbole du progrès» Mais c’est oublier un peu vite que le progrès est une illusion. Les machines ont beau être plus performantes, plus fiables, plus rapides, elles restent des outils au service d’humains qui, eux, tâtonnent et doutent. Les machines transmettent des données toujours plus précises et complexes. Quant aux humains,ils restent empêtrés dans des échanges émotionnels et des négociations complexes.
L’illusion d’une meilleure communication humaine
La force de la technique, dit Wolton, «c’est évidemment l’information, qui est plus “rationnelle” que la communication humaine.» L’information laisse, en théorie, le moins de place possible à l’interprétation. Elle est censée être objective. La communication humaine, en revanche, «suppose toujours la relation, donc la prise en compte de l’autre, du récepteur, de l’altérité» : le message ne sera jamais le même selon qu’on s’adresse à un supérieur, à une personne de sexe opposé ou à un inconnu. «Avec la communication humaine, on n’est jamais certain de réussir. Les aléas et l’imprévu dominent». Moteur de frustration ou de colère, la communication tour à à tour «déçoit, inquiète, perturbe.» C’est pour cela que chacun préfère finalement la «technique, et les prodiges de l’interactivité, par rapport à la communication humaine, avec ses incertitudes», insiste Dominique Wolton qui s’inquiète des conséquences : le problème avec l’illusion du progrès, dit-il, c’est qu’elle pousse un nombre croissant de personnes à passer par les machines «comme si la technique devenait la condition d’une meilleure communication humaine.»
Plus on «informe», moins on «communique” ?
Cette «fascination pour la technique», dit-il, encourage les adeptes d’outils connectés à croire qu’il est possible d’optimiser les échanges humains à l’aide de gadgets high-tech. Pire encore : elle les pousse à penser que nos contradictions sont des choses nuisibles. Autrement dit : que les machines seraient des modèles à suivre. Mais les machines ne tiennent pas compte de l’altérité. Ces machines qui, en apparence, facilitent le rapport à l’autre (messages instantanés, appels vidéos, géolocalisation, etc), ne participent guère qu’à l’avènement d’un «monde globalisé […] et de plus en plus enfermé dans les incommunications politiques, religieuses et culturelles», conclut Dominique Wolton. Il est frappant de constater la similitude entre ses propos (ses mises en garde) et le contenu de l’album intitulé La vie est bonne, peuplé de personnages qui aspirent à la différence (respectant l’injonction Be Yourself), obsédés par le nombre de leurs followers et portant condamnés à perdre leur identité sur des réseaux qui réduisent les êtres à des scores de popularité…
Réseaux, «jeux de miroirs à haute valeur narcissique ajoutée»
Ainsi que l’explique Eric Letonturier (dans ce même numéro d’Hermes qui célèbre les 30 ans d’existence de la revue), «les formes d’attachement qu’établissent les réseaux sociaux reposent sur une rationalité instrumentale visant à tirer avantage des ressources relationnelles trouvées et simplement entretenues au moyen de brèves nouvelles et d’un suivi de “l’actualité” de ses “amis” sous forme de “like” ». C’est ce qu’Eric Letonturier appelle le social engineering : une technique de communication qui consiste «à s’auto-indexer en quelques “tags”, à s’objectiver en un profil selon une police de normes pour se rendre socionumériquement conforme et attractif», puis à maximiser sa visibilité électronique par des moyens qui, paradoxalement, consistent à se conformer aux standards. Voulant se distinguer, l’adepte des réseaux nie sa singularité. Voulant se dévoiler, il parle en anonyme sur des «forums, tchats et autres salons où, exposé sans masque ni secret, l’on s’enivre des illusions que renvoient les jeux de miroirs à haute valeur narcissique ajoutée.» Croyant sortir de la solitude, il utilise des outils qui ne permettent pas de créer de relation réelle. Car la relation réelle, affirme Eric Letonturier,n’est possible qu’à cinq conditions : «l’altérité, le temps, le silence, le secret et l’oubli.» A-t-on droit à l’oubli sur les réseaux ? Peut-on y prendre son temps ? Internet respecte-t-il les secrets ?
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La vie est bonne, de Violente Viande (scénariste) et Lucy Macaroni (illustratrice), éditions Payot, mai 2018, 15,90 euros.