Pas question de cracher dans la soupe : depuis que le silence féminin a craqué, il y a du progrès. Dans les paroles plus que dans les actes - avec

Pas question de cracher dans la soupe : depuis que le silence féminin a craqué, il y a du progrès. Dans les paroles plus que dans les actes - avec des conséquences qui portent plutôt que la réputation des "porcs" que sur leur carrière, leur argent, ou leur capacité à se promener à l'air libre plutôt qu'en prison. C'est pas gagné. On nous dit constamment : mais c'est compliqué, retourner une culture prendra des décennies, des siècles. Mais moi, ce qui se passera dans "des décennies" ne m'intéresse que de manière abstraite. Je vis ici et maintenant. Quand des travailleurs font grève, c'est pour obtenir des résultats tout de suite - quand les femmes gueulent, on leur propose d'éventuels résultats en l'an de grâce 3022. Vous imaginez si on vous proposait une promotion pour "dans vingt ans" (avec peut-être une augmentation, mais attention, hein, ne mettons pas la charrue avant les boeufs) ? C'est exactement comme ça qu'on est traitées. Et ça me rend furieuse. Aux hommes on ne demande pas de faire preuve d'un peu de patience. On ne dit pas "soyez réalistes".

Neuf mois plus tard, donc. Je persiste à changer de trottoir douze fois par jour pour aller au boulot, pour éviter le harcèlement. L'été est la saison du harcèlement. Nous sommes en 2018 et franchement, je n'ai pas l'énergie de supporter encore des "pssst".

Je n'ai pas cette énergie parce que je veux pouvoir réfléchir dans la rue, ce qui est impossible quand on est interrompue par des "pssst" ou par la possibilité que le "pssst" advienne.

Je me demande, avec inquiétude, quel homme je serais devenue si mes pensées n'étaient pas interrompues tous les jours. Est-ce que j'aurais inventé l'eau chaude ? Est-ce que j'aurais découvert une étoile ? J'aimerais bien que les hommes réfléchissent à ça quand ils nous adressent un compliment gratuit - pour qui exactement ce compliment est-il gratuit ? Etes-vous sûr que le recevoir ne coûte rien ? Réponse : si si, ça coûte. A recevoir.

Neuf mois après #metoo, j'adapte mes vêtements au quartier dans lequel je sors. Certains restent au placard. 

Neuf mois après, le pays dans lequel je vis est en plein backlash antiféministe. Des hommes tuent des femmes. Pas seulement "leur" femme. Des femmes. Au hasard. 

Neuf mois après, les femmes ne tuent toujours pas des hommes. Il y a donc manifestement moyen de ne tuer personne.

Neuf mois après #metoo, 99% des hommes de mon entourage n'ont toujours pas eu de conversation entre eux : sur leur propre comportement, sur leur silence, sur comment aider. Ils m'ont tapoté sur l'épaule, halala, trop dure la vie, on ne savait pas - mais c'est bon, là, on peut passer à autre chose ? Les mecs dans la rue ne sont pas passés à autre chose. 

Dans ma propre famille, personne ne m'a demandé comment ça va, pour les femmes. En ce moment.

Neuf mois plus tard, surfant sur des applis professionnelles, j'évite les profils masculins, parce que je perds du temps à expliquer que je cherche des contacts et pas des plans sexe.

Neuf mois plus tard, je regarde passer sur Twitter les vociférations de mecs qui estiment qu'ils sont floués par la situation actuelle, et que les hommes sont les vraies victimes du système. Ils ne tiendraient pas quatre minutes sur le trajet entre mon appart' et mon bureau. Sérieux. Eux peuvent éteindre Twitter et se reposer : moi, je ne peux pas éteindre mon corps de femme dans l'espace public.

Neuf mois plus tard : les femmes ont dit "moi aussi", la plupart des hommes ont répondu "pas moi". Ou "sans moi". Ou "je vous soutiens de loin, c'est votre combat." Il n'y a pas eu de hashtag de solidarité, repris massivement. Il y a eu "#notallmen". Merci à ceux qui ont fait des efforts. Les autres ? Rattrapez-vous. Aujourd'hui.

Dans une semaine, c'est mon anniversaire. Je change de décennie et le monde reste planté au XIXe siècle. Pour info, l'usure n'arrondit pas les angles : l'usure affûte la colère.