La prostitution toucherait plus de 40 millions de personnes dans le monde (essentiellement des femmes et des petites filles) : mais autour des contours bien délimités (et souvent bien imposés) d'un
La prostitution toucherait plus de 40 millions de personnes dans le monde (essentiellement des femmes et des petites filles) : mais autour des contours bien délimités (et souvent bien imposés) d'un paiement contre prestation sexuelle, il existe quantité de zones troubles. On pourrait citer les relation de type sugar daddies / sugar babies, les girlfriend experiences, les escortes, le paiement pour des relations à caractère sexuel mais sans contact physique (avec des strip-teaseurs, avec l'embauche de personnel de ménage déguisé en soubrette, avec des dominatrices professionnelles), on pourrait aussi citer la merveilleuse institution du mariage, dont certains penseurs n'hésitent pas à dire qu'elle constitue une forme de prostitution au long cours - un paradigme dans lequel se situent notamment les incels et les conservateurs : l'homme ramène l'argent, la femme donne du sexe (notons que l'homme ramène une certaine somme et que les femmes doivent donner "tout" le sexe - il n'y a pas de maximum syndical).
Au Japon, on peut louer non seulement des partenaires sexuels et romantiques, mais aussi des membres de la famille. Il faut lire ce long reportage du NewYorker : des mères célibataires louent un père de substitution pour leur enfant, des hommes célibataires paient pour une ex-épouse décédée et/ou des enfants, on peut s'offrir une grand-mère pour deux heures, mais aussi des collègues, des amis d'enfance, des parents, des amants, des amants en couple... La chose allant jusqu'à des mariages entiers dont tous les membres sont des acteurs, sauf la mariée et ses parents.
Vous me direz : c'est le Japon, ces personnes ont un rapport différent à l'individualité, à ce qui est approprié en public - et si certains Japonais peuvent construire des relations solides avec des objets, pourquoi pas des relations solides et durables avec des compagnons de vie payés pour leur patience, leur sourire et leur bonne volonté ?
Mais évidemment, il faudrait compter avec la paille dans notre oeil personnel. Nous payons pour faire des confidences à des psys, pour nous faire chouchouter chez le coiffeur, pour rêver avec les artistes... Certains de nos amis sont également nos collègues, nos supérieurs, ou appartiennent à notre réseau : on ne les paie pas, mais ils ont une valeur sur le marché, et l'amitié devient une manière de se mettre en valeur mutuellement. Cette amitié pourrait nous valoir une promotion. Quand nous l'entretenons, même avec la meilleure volonté désintéressée du monde, nous entretenons aussi nos intérêts. C'est encore plus vrai quand on est ami avec une célébrité : il y a un ruissellement - et même sans transaction financière, ce ruissellement crée des retombées réelles. En outre, les réseaux sociaux permettent à des entreprises géantes de gagner des fortunes en gérant nos amitiés (les anniversaires, les événements, les conseils, etc) comme s'il s'agissait de micro-business : nous ne payons pas nos amis, mais nous payons pour avoir des amis selon les modalités du XXIe siècle - pour les retrouver après dix ou vingt ans, pour pouvoir tchatter avec eux sur nos heures de boulot, pour ne pas être exclus de soirées ou d'informations importantes (les quelques personnes de mon entourage qui n'ont pas facebook sont en situation d'intense privilège social).
Dans la relation sentimentale, ça se complique. On voudrait justement arrêter de payer. On voudrait être aimés avec nos fragilités : seulement, notamment si vous êtes une femme, on vous a toujours répété que vos fragilités seraient les bienvenues à condition de bien "présenter" - cette bonne présentation se paye en temps, en énergie, en argent et en douleur, autant dire que l'amour reçu n'est PAS gratuit. (Et pour les hommes non plus, bien sûr.) Du coup, on se retrouve face à un double discours nous expliquant que l'amour vrai est désintéressé, détaché du capitalisme, tandis qu'il y a toujours des intérêts, et qu'il faut payer pour 90% des étapes amoureuses.
A ce titre, même si ça n'est pas l'avenir que je souhaite voir se produire, je me demande par quel miracle (ou quelles couches supplementaires de double discours) nous éviterons une externalisation des tâches amoureuses, sur le même modèle que les tâches domestiques ou familiales (dans le cadre d'un partenariat domestique aisé, on n'a plus besoin de se taper les corvées, et la nounou s'occupera des enfants). Si la classe moyenne se paye des chauffeurs, du personnel de ménage, des livreurs à domicile, pourquoi le business s'arrêterait-il à la porte de la chambre à coucher ? Quelles sont les parties de la relation sentimentale qui peuvent être assumées par un employé ? L'organisation du mariage, des rendez-vous amoureux ? C'est déjà le cas. La mise en relation avec des inconnus par des plateformes virtuelles ou réelles ? C'est déjà le cas. Cuisiner pour l'autre ? On peut se faire livrer. Toucher l'autre ? On peut lui payer un massage, ou lui acheter un sextoy. Répondre à ses textos ? On peut louer des assistants pour le faire. Fêter l'anniversaire, envoyer des fleurs ? Idem.
Le champ non-marchand de la relation se réduit progressivement au charnel : tenir la main, embrasser, faire l'amour, éventuellement partager un foyer. Mais puisque nous sommes habitués à tout commodifier, pourquoi ces éléments-là arriveraient-ils en bloc ? Si j'ai envie de me balader en tenant la main d'un homme, pourquoi devrais-je aussi lui faire l'amour ? Si j'ai envie qu'on m'embrasse passionnément, ou qu'on m'accompagne à une fête, pourquoi donner plus ?
Ma boule de cristal me sussure qu'on n'est pas forcément très loin d'une uberisation de la romance. Elle viendra sur la pointe des pieds, parce qu'elle contredit notre discours amoureux. Est-ce que le discours amoureux va s'en remettre ? Bah, oui. De la même manière qu'il se "remet" de l'acceptation de l'infidélité, de la non-cohabitation ou du non-engagement. A vrai dire, la logique est parfaite : plus nous uberiserons le couple, plus le dicours amoureux angéliste sera pertinent... et plus le discours amoureux est angéliste, plus il crée des attentes inhumaines qui produisent naturellement un besoin de soupape. Les deux systèmes se renforcent. Paradoxalement, parce que l'amour n'a pas de prix, l'amour continuera d'avoir un prix.