[Episode 5 de ma glorieuse série sur la post-pornographie. Vous pouvez voyager dans le temps sur Internet et revenir en arrière, comme des créatures de science-fiction, pour lire les autres !]
[Episode 5 de ma glorieuse série sur la post-pornographie. Vous pouvez voyager dans le temps sur Internet et revenir en arrière, comme des créatures de science-fiction, pour lire les autres !]
Si vous avez suivi les exemples que je vous donnais lundi de possibilités pornographiques qui débordent (largement !) du cadre habituellement considéré comme définissant les contours du porno, vous aurez réalisé que la post-pornographie est solidement installée. Elle est éclatée, bordélique, elle n’a d'ailleurs aucun intérêt à se fédérer, mais elle pèse, lourd, notamment en temps de cerveau disponible.
La première raison de ce succès est que le post-porn offre les moyens de sortir de la passivité, d’interagir. Vous êtes dans la même pièce qu’une performeuse burlesque. Vous influez sur le scénario d’un jeu vidéo érotique. Vous complétez une fan-fiction commencée par quelqu’un d’autre. Vous remplacez le visage de Brad Pitt par celui de votre conjoint. Vous créez votre scénario unique face à une stimulation ASMR. Vous donnez une odeur de slip usagé à votre visionnage de la météo. On disrupte, on détruit, on reconstruit.
Mais chacun d’entre nous va faire quelque chose d’entièrement différent.
Et ça, c’est évidemment incroyablement dangereux : tant qu’on consomme la pornographie faite par d’autres, nous ne sommes pas responsables de son contenu, pas vraiment responsables de ce qui nous excite (même si évidemment, la demande crée l’offre, donc cette déresponsabilisation est complètement illusoire). C’est encore plus vrai pour les femmes qui peuvent se dire : ah, je n’ai pas le choix, des hommes ont créé ces contenus.
Quand nous choisissons des pornographies qui nous remettent sur le siège du pilote, qui nous demandent une participation, tout change. On ne peut plus se cacher derrière son petit doigt. On ne peut plus être voyeur. Quand le spectacle commence, quel qu'il soit, ce sont vos pensées les plus privées, vos souvenirs, votre imagination... et donc votre responsabilité, votre boîte de Pandore, votre vulnérabilité. Il s'agit donc d'un plaisir sur-mesure. Et si vous choisissez d’inventer un gang-bang de petits chats sous GHB, ou de vous plonger dans un plan abusif sous ASMR, vous êtes face à votre conscience. Vous n’avez à plaire à personne – et dans certains cas... pas même à votre historique Internet, un luxe appréciable en période de hacking intense. Un privilège qui se paie cher. Grands pouvoirs, grandes responsabilités !
Parce que tout cela est formidable, nous sommes tous des producteurs de post-pornographie. Nous ne l'appelons juste pas ainsi. A ce titre, mes exemples fournis avant-hier étaient biaisés. Le fait que j'aie pu vous en parler montre qu’ils sont passés dans le radar de mon observation - ce sont des oeuvres et des idées rendues publiques. Mais bien sûr, nous avons déjà tous (et toutes) déjà bidouillé avec la pornographie imposée.
Je vais vous donner un exemple tout récent, dont j'ai mentionné l'existence sur son blog (mais je pars du principe que vous avez oublié). C’est une étude qui a été publiée le mois dernier, dans les Archives of Sexual Behavior : des chercheuses en psychologie de l’université du Michigan ont été voir comment les femmes consomment le matériel pornographique. La question méritait d’être posée parce que souvent, quand on est une femme, le contenu n’est pas piqué des hannetons… J’imagine que nous avons toutes (et tous, d'ailleurs) connu des moments de perplexité face à une scène humiliante ou violente, à se dire, attends, attends, pourquoi je regarde ça ?
Le fait est que selon les chercheuses du Michigan, la plupart des consommatrices se sentent offensées par des contenus qu’elles perçoivent comme ridicules, parfois comme dégradants. Du coup, pour éviter d’être déçues ou dégoûtées, elles manipulent, elles tronquent et amputent les vidéos qu’elles regardent - c’est-à-dire que justement elles reprennent le contrôle sur ce qui leur est proposé. Voici des exemples de stratégies :
- Chercher du porno gay : blam, la norme hétéro saute !
- Elles cherchent du porno femme-friendly : hop, on se débarrasse du patriarcat.
- Elles se tournent vers les supports écrits : la pulsion scopique se retrouve évacuée.
- Elles zappent jusqu’à la scène désirée : c’est-à-dire que la manière dont le script psychosexuel est organisé tombe à l’eau - si ça se trouve, elles ne verront jamais le cunnilingus, ou jamais l’éjaculation. Elles découpent exactement ce qui les intéresse et jettent le reste, elles customisent, elles réajustent. La pornographie mainstream devient du coup une pornographie personnelle.
- Enfin, elles coupent le son, ou ne mettent que le son (gardez ça en tête pour la projection).
Du coup, nous sommes tous post-pornographes. Dans nos consommations et dans nos pratiques. En 2005, le sociologue Sam Bourcier définissait la post-pornographie par le « renversement des rapports sujet/objet, [la] contestation des binarismes passif/actif, [l’]autopornification, [la] revendication de sexualité et d’identité de genres différentes, voire anormales, [la] critique de l’hétérocentrisme, [la] dénaturalisation et [la] réappropriation des codes de la représentation porno »
Reprenons les points un par un :
-
renversement du rapport sujet/objet - quand vous prenez un selfie, vous êtes sujet et objet, et vous opérez probablement ce renversement trente fois par jour.
-
Autopornification ? Je vous envoie à vos sextos - pour vous donner un ordre d’idée, 53 % des jeunes femmes ont reçu des photos de pénis, c’est dire si les jeunes HOMMES sont dans une démarche autopornographique.
-
Contestation des binarismes actif/passif ? Là franchement on traîne. Pour les rapports hétéro, c’est toujours un peu l’homme qui pénètre (en attendant le Grand Jour).
-
La revendication de sexualité et d’identité de genres différentes, voire anormales. Alors, ça commence à bouger. Et finalement, contester son genre, ça commence tôt : par exemple, quand vous entendez une femme dire qu’elle n’aime pas les femmes, c’est très très très agaçant, mais ça signifie qu’elle n’est pas en accord avec ce qu’elle perçoit comme féminin.
-
Critique de l’hétérocentrisme : une Française sur dix a déjà couché avec une femme, c’est cinq fois plus qu’en 1970 . 37% des Canadiennes, en 2014, avaient déjà eu des fantasmes homosexuels, et 20% des hommes. Ça commence à faire beaucoup. (Petite note au passage, certains hommes couchent avec des hommes sans se considérer comme gays, parce que la relation est sexuelle et pas romantique, on a donc des trous dans les statistiques.)
-
Enfin, réappropriation des codes de la représentation porno : alors là, bien sûr, carrément. Justement parce que nous avons tous déjà regardé de la pornographie, nous pouvons en inclure et subvertir des éléments dans notre vie quotidienne - par exemple, si pendant une fellation vous regardez votre partenaire droit dans les yeux, c’est pour embrasser un code pornographique qui s’appelle le « point of view », POW. Si vous murmurez des mots comme « t’aimes ça » ou « je vais jouir », c’est (allez, au moins partiellement) hyper typique d’une norme qu’on a intégrée et dont on peut se moquer - et dont je crois qu’on se moque beaucoup, dans notre espace privé.
Du coup, la post-pornographie sort de l'écran et passe dans les pratiques (elle les influence, elle est influencée par elles). Demain, nous finirons cette série en explorant cette question des vases communicants.