J’irai jouer sur vos tombes.

Dans nos existences fabriquées de toutes pièces, il y a des heures qui ne mentent jamais, les heures tendres ou âpres de l’enfance.
Ciment de nos fondations, elles ne finissent jamais de couler dans nos veines, d’abreuver nos peurs, nos doutes ou nos confiances, nos certitudes.
Elles sont le terreau de l’adulte en devenir.
Des croûtes qu’on garde à vie sur les genoux.

Nous avons été élevées, mes sœurs et moi, avec beaucoup de laxisme et encore plus d’amour par une mère qui nous a appris très tôt que les fleurs souffraient quand on leur arrachait la tête. qui nous laissait aller à l’école en tutu de danse, qui dessinait sur nos coudes écorchés des soleils au Mercurochrome et nous nous endormions tous les soirs en l’écoutant nous raconter Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson.
Notre environnement était doux et on n’entendait presque pas les fracas du vrai monde.
Cela fut-il suffisant pour nous constituer des racines assez vigoureuses pour affronter les tempêtes à venir ?
J’ai envie de répondre affirmativement.
L’amour maternel malgré les maladresses et les faiblesses qui l’accompagnent inévitablement, reste le meilleur des engrais.

Je me souviens avec beaucoup d’émotion mais aussi une pique d’ironie maintenant que je suis « grande », d’une chose que nous faisions souvent les jours de pluie : nous nous installions toutes autour de la table de la cuisine, ma mère – qui dessine admirablement bien – prenait un feutre, une feuille et suivant nos instructions minutieuses, nous dessinait, nous, adultes dans la vie que nous rêvions d’avoir.
« Alors moi, tu me dessines avec mon mari, mes deux enfants et mon chien. On est au supermarché. J’ai des chaussures à talons et les cheveux raides. »
Je précise qu’à cette époque, nous vivions plutôt pauvrement et n’allions JAMAIS au supermarché. Ce lieu de toutes les abondances restait un pur fantasme pour nous.
Je précise aussi que malgré toutes mes prières pour, je n’ai jamais eu les cheveux raides.
Ni le mari, ni les enfants d’ailleurs, maintenant que j’y pense.
Enfin toujours est-il que ces dessins, ces morceaux d’espoirs et de rêves enfantins, nous nous appliquions ensuite à les colorier sans déborder.
Bien sûr que c’est pas ça la vraie vie, bien sûr que les atterrissages furent ensuite parfois brutaux mais ces esquisses n’en restent pas moins des souvenirs douillets où se réfugier quand les cieux se déchaînent.

Et puis ma mère s’employait tout de même aussi à nous mettre en garde contre les aléas de la vie.
A sa façon certes, toujours un peu étrange, décalée, aérée.
« Mes chéries, je crois que vos poupées ont fait des bêtises pendant que vous étiez à l’école ! »
On connaissait ce jeu par cœur mais c’est le palpitant tout affolé qu’on se précipitait dans notre chambre pour y découvrir une poupée dangereusement penchée à la fenêtre, une autre faisant des cabrioles insensées sur l’échelle du lit superposé et une dernière tranquillement installée, les doigts dans la prise électrique. On prenait alors cette voix un peu trop aiguë que prennent toutes les petites filles qui imitent les mamans « Oh Mon Dieu ! T’as failli mourir télékrocutée ! » et les fessées tombaient énergiquement.
Ces missions de sauvetage me procuraient un sentiment de grandeur que je n’ai jamais réussi à retrouver par la suite.
J’imagine souvent cet improbable échange :
« – Et vous Goldo, qu’avez-vous fait de votre vie ?
– J’ai sauvé ma poupée de l’électrocution. Et plusieurs fois ! »
Je ne sais pas si on mérite le paradis pour ça.

Mais le plus curieux des rituels de mon enfance reste quand même nos visites régulières au cimetière du village.
Nous nous y rendions, mes sœurs et moi, toujours très pomponnées – robe de fée, rouge à lèvre et sac à main – mais ne vous méprenez pas, nous ne venions nullement pour la gaudriole, la tâche était des plus sérieuses et nous l’exécutions avec beaucoup de solennité.
La visite commençait invariablement par la tombe familiale, la tombe de Papa Gé et Mama Nine, mes arrière-grands-parents, que nous nous attachions chaque fois à redécorer avec ardeur, à coup de dessins scotchés à même le marbre, de coquillages ou de jolis cailloux.
Un jour, j’ai même poussé la dévotion jusqu’à y coller un autocollant Panini – que je trouvais fort beau – et alors que je me délectais du résultat, pas peu fière de mon initiative, le curé qui nous surveillait toujours d’un œil suspicieux, est arrivé en courant et en hurlant « On n’est pas dans un campement de romanichels ici ! »
Vieux con, va.
Je ne savais même pas ce que ça voulait dire « romanichels »
Commençait ensuite l’éprouvante tâche de l’arrosage. Éprouvante car on ne se contentait pas d’arroser que nos tombes mais le cimetière tout entier, sans discrimination.
Les vents sont secs et le soleil brulant, le vieil évier en pierre crachote pingrement son eau et les bidons de lessive recyclés en arrosoirs sont lourds mais tout le monde aura sa salvatrice et fraîche lampée et même les fleurs en plastique ne seront pas négligées.
Épuisées et trempées, nous terminions alors avec une dernière tâche et pas des moindres : le juste partage des richesses.
Fortement imprégnées des valeurs humanistes inculquées par notre mère, nous n’avions pas manqué de remarquer que certaines tombes croulaient sous les bibelots, fleurs et moult marques d’affection alors que d’autres, laissées à l’abandon, étaient d’un vide désolant qui nous crevait le cœur.
Nous nous devions de remédier impérativement à cet injuste état de fait et nous nous attelions alors à une redistribution impartiale de tous ces biens décoratifs. (ce qui ne devait pas manquer de rendre fou de rage le curé…)

J’adorais tous ces bibelots mortuaires comme des petits jouets beaux et précieux.
Un, tout particulièrement, suscitait mon admiration la plus vive, une couronne en forme de cœur, ornée de mille perles violettes avec écrit à l’intérieur, en grandes lettres argentées « A ma mère adorée »
Je m’étais empressée de la montrer à ma mère et lui avais balancé avec cette désinvolte candeur propre qu’aux enfants, « Je t’achèterai la même quand tu seras morte ! »
J’avais 6 ans et demi, j’étais encore immunisée contre la souciance.

« Le temps est assassin et emporte avec lui
Les rires des enfants et les mistral-gagnants. »
Renaud.
[A mes sœurs, co-gardiennes des jours heureux.]

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