A l’époque baroque, certains peintres inaugurent les tableaux d’émotions fortes. Le Caravage par exemple représente un garçon mordu par un lézard dont les traits sont déformés par un cri guttural. On

A l’époque baroque, certains peintres inaugurent les tableaux d’émotions fortes. Le Caravage par exemple représente un garçon mordu par un lézard dont les traits sont déformés par un cri guttural. On retrouve curieusement le même genre de visage dans les films gore ou porno. Pourquoi ?

Dans l’Europe de la Réforme qui voit se mettre en place un idéal d’épargne et d’économie, les artistes de la Contre-Réforme répliquent avec des tableaux outranciers qui constituent l’envers du modèle protestant. C’est à la même époque que se multiplient les statues en pâmoison, aux paupières révulsées, de saintes mystiques et les visages obscènes de Méduse. Ces représentation frappantes et perturbantes seraient-elles les ancêtres des films de tripe ou de sexe ?

Quel est le point commun entre le gore et le porno ?

Dans un très stimulant ouvrage intitulé Le corps souillé, le chercheur québécois Éric Falardeau s’intéresse au lien qui unit ces deux genres cinématographiques : l’exhibition spectaculaire des émotions (psychiques) et de leur pendant corporel (les fluides). Les mises en scène excessives du porno et du gore sont transgressives, dit-il, parce qu’elles montrent des passions (à une époque qui les condamne) et des convulsions de chair, jugées de nos jours parfaitement suspectes. Dans notre société – dominée par les valeurs du contrôle de soi–, les «transports» et les effervescences sont devenus des pathologies. Celui ou celle qui perd la maîtrise de ses sens ferait bien de consulter. Trop d’envies ? Addiction ! Trop de pulsions ? Danger.

Attention, pulsions !

Pour Éric Falardeau, le porno et le gore ne pouvaient apparaître qu’en réaction au puritanisme, comme les reflets inversés d’un monde qui a le mépris du corps, des affects, et de tout ce qui nous rappelle à notre condition mortelle. Bien qu’elles constituent l’exact envers de ce monde pasteurisé, les images gore et porno expriment donc en creux cette répulsion vis à vis de la chair dont elles célèbrent pourtant les noces… sanglantes ou spermatiques. Dans un chapitre consacré aux gros plans, le chercheur note l’insistance avec laquelle la caméra nous impose des visions d’habitude réservées aux chirurgiens ou aux gynécologues. Ces images pulvérisent «l’ordinaire quotidien» dit-il, en citant Marc Bruimaud (auteur d’un essai sur Gérard Damiano) : «notre fascination résulte de cette aporie : plus la caméra, négligeant tout effort narratif, s’obstine à exhiber la matérialité brutale des peaux et des chairs, […] plus elle nous entraîne vers l’abstraction». Pour nous, qui vivons dans un monde expurgé des réalités concrètes de la mort ou de la maladie, les images gore et porno ont quelque chose d’irréel.

Plein la vue : action, réaction

Les explosions d’hémoglobine et de sécrétions génitales, qui portent à leur paroxysme les séquences de violence ou de sexe, participent pleinement de cette stratégie de sidération visuelle : il s’agit de nous reconnecter de force à cette enveloppe qui expulse des sucs sous nos yeux. «Il s’agit de permettre l’identitification», résume Éric Falardeau, en faisant du corps un «théâtre d’événements». Ce à quoi le spectateur assiste c’est non plus une histoire dont il lui faut chercher le sens, mais une action pure commise sur un corps qui réagit à cette action, suivant un enchaînement inévitable, par des prurits et des émissions de jets organiques divers. Bien qu’il n’exclut pas, bien sûr, une part d’aléatoire (le geyser sera-t-il saccadé ou brumisé ?), ce côté mécanique, programmé, des scènes d’orgasme ou d’agonie a sur nous un effet quasi automatique : nous voilà, physiquement, par contamination, saisi-es d’effroi ou d’excitation à la vue de ces corps humides. Le gros plan sur la chair ouvert active en nous des palpitations. Nous donnons une «réponse» aux stimuli.

La “frénésie du visible”

Pour doper ces réponses, les réalisateurs de porno et de gore disposent d’ailleurs d’une arme massive : le montage en alternance des gros plans sur l’anatomie suppliciée et sur le visage de la «victime». «Le gore et la pornographie accordent autant d’importance à l’action, soit le meurtre ou le sexe, qu’à la réaction, soit le déplaisir ou le plaisir. […] Par exemple, on enchaînera des plans de pénétration vaginale avec des plans sur le visage de l’actrice. […] Le but, à l’intérieur du gore comme de la pornographie, réside dans ce que Linda Williams a défini sous le nom de “frénésie du visible”, soit un court instant où il est possible de capter, d’enregistrer l’inconnu, la “vérité”, la révélation du plaisir (de la peur ou de la douleur). Moment ultime de bris dans la narration puisque le visage se fige dans une stase extatique ou horrifique, censée révéler un état.» Dans le gore comme dans le porno, l’expression du visage revêt une telle importance qu’elle est parfois figée par un ralenti extrême ou par un effet «snapshot», photo instantanée, qui fixe à son acmé le moment de la révélation suprême.

L’«effet-Méduse»

Philippe Dubois, historien de l’art, nomme ce figement expressif l’«effet-Méduse». C’est le moment où le visage, transformé en masque, rend tangiblement visible, donc «objectif» ce qui relève par essence du subjectif : le monde intérieur, invisible, des émotions se manifeste par ses effets sur le corps. «Traits tendus, sourcils relevés, bouche ouverte…». C’est aussi le moment, dit Dubois où «le figement expressif tend à installer la mort sur les visages». Le visage qui jouit et celui qui expire ne semblent d’ailleurs parfois plus faire qu’un. A l’écran, les émotions ambiguës qui les traversent laissent comme une empreinte qui –si elle se constitue au bon moment (ce que Dubois appelle le kairos)– touche à l’éternité.

Cauchemar et kairos

Dans le gore, «ce moment est particulièrement important», rappelle Éric Falardeau, puisqu’il introduit ou suit l’apparition d’un tueur armé (ou du hardeur dégainé). Comme dans un cauchemar, il y a, d’un côté, la face d’une femme qui bouge au ralenti et, de l’autre, un homme qui la pénètre à coups redoublés. Alors que le couteau ou le pénis entrent par saccades, dans un mouvement de répétition spasmodique et frénétique, le visage de la victime semble au contraire se figer dans sa souffrance ou jouissance, jusqu’à devenir une image arrêtée. D’où la question : le porno et le gore sont-ils des films qui nous permettent, symboliquement, de punir notre corps ? Ou, au contraire, de se le réapproprier, au fil de visionnages «participatifs» ponctués par les mêmes scènes obsessionnelles ?

.

Article sponsorisé par Tatiana

 

plan cul rencontres afterwork sexfriends partouze

 Une entrée offerte au prochain afterwork sexfriends ici

 

Le corps souillé : gore, pornographie et fluides corporel, d'Éric Falardeau, éditions L’Instant même, 2020.

Gérard Damiano : les peaux, la chair, les nuits, de Marc Bruimaud, éd. Flament, 2018.

« Glacé d’effroi. Les figures de la Peur ou les passions de l’expression à la représentation », de Philippe Dubois, Traverses, n°25, 1982, p. 137-147.

POUR EN SAVOIR PLUS : «Esthétique du sperme» ; «Le selfie, c’est porno ?» ; «Existe-t-il encore des tabous dans la pornographie ?» ; «Quels tabous le porno transgresse-t-il ?» ; “Evil Dead, le film préféré de Fellini ?“ ; «Les archives somatiques et le cul».