"Portrait of Jason", de Shirley Clarke, 1966.

Durant la nuit du 2 décembre 1966, une femme et une petite équipe de tournage s’enferment dans une chambre d’hôtel, à New York, en compagnie

"Portrait of Jason", de Shirley Clarke, 1966.

Durant la nuit du 2 décembre 1966, une femme et une petite équipe de tournage s’enferment dans une chambre d’hôtel, à New York, en compagnie d’un homme prostitué. Durant douze heures, sans s’arrêter, ils le font parler. Qui est cet homme?

Le mardi 1er octobre, au Forum des images, l’association Documentaire sur Grand Ecran organise une soirée consacrée à la lutte pour les droits des homosexuels. C’est l’occasion de voir Portrait of Jason, qu’Ingmar Bergman décrit comme «le plus extraordinaire film que j’ai vu de ma vie.» Lorsqu’il est projeté pour la première fois, au Musée d’art moderne de NewYork, la liste de VIP invités pour la séance est impressionnante : Paul Morrissey,Allen Ginsberg, Tennessee Williams, Norman Mailer, Andy Warhol, Arthur Miller, Elia Kazan… sans oublier, bien sûr, la star du film elle-même, Jason Holliday.

Un verre de scotch à la main, c’est si chic

Quand Portrait of Jason est dévoilé au grand public, il fait l’effet d’un choc. Filmer un noir, qui boit non-stop du whisky tout en racontant ses expériences de gigolo gay et de pute mâle pour l’élite blanche, et cela trois ans après la fin de la ségrégation ? Du jamais-vu. A peine quelques décennies plus tard, pourtant, le film a disparu. On n’en trouve plus aucune copie utilisable. Il faut deux ans de recherche pour finalement trouver, par miracle, une version en 16 mm qui est sauvée des eaux en 2003 dans le cadre du «ProjetShirley». Ce projet vise à réhabiliter l’oeuvre de la réalisatrice Shirley Clarke, une des pionnières du cinéma-vérité.

Cinéma-vérité et quart d’heure de célébrité

Pour certains critiques d’art, c’est Shirley Clarke –avec Andy Warhol– qui inaugure l’ère de la téléréalité. Portrait of Jason «est une oeuvre-clé de ces années 1960 traversées par le désir de célébrité, l’exhibitionnisme et le narcissisme, raconte Brecht Andersch (Musée d’art de San Francisco). Elle préfigure les émissions de Jerry Springer et les déballages intimes en live.» Andersch en veut pour preuve cette petite phrase de Jason Holliday : «Les gens aiment te voir souffrir». De fait, Jason n’expose pas que ses côtés positifs devant la caméra. Tour à tour goguenard, émouvant, drôle et pathétique, il déploie en stratège toute la gamme de ses talents, affirmant volontiers qu’il est né pour séduire. Y compris avec ses bobos.

«Je suis une pute convaincue»

Sa personnalité remplit tout l’espace. Sa vie qu’il raconte en la réinventant fait l’effet d’un récit picaresque aux allures de one-man-show : «Je michetonne, je n’en n’ai pas honte. Mais je peux aussi faire la bonne, le maître d’hôtel, le larbin… Tout pour éviter de pointer de 9h à 17h.» Son vrai talent, avoue-t-il, c’est la comédie. Jouer les stars. Briller. Au besoin même, tricher. Sait-on s’il ment quand Jason affirme avoir été rebaptisé à San Francisco par les fans de l’acteur Sabu ? «Ils changeaient le nom des gens en fonction de leur personnalité. Jason Holliday a été créé à San Francisco. Croyez-moi, San Francisco… c’est l’endroit pour être créé !»

Changer de nom pour repartir à zéro

Lorsque Shirley lui demande s’il aime son vrai nom (Aaron Payne), Jason répond laconiquement : «Avec Aaron Payne, j’étais… bien plus mal barré que je ne le suis aujourd’hui. Il y a des souvenirs déplaisants qui ont mené à un état de dépression… je me suis dit en voyant ces gens de San Francisco […],que me donner un autre nom, une autre chance, me rendrait plus heureux. J’aime qu’on m’appelle Jason. Et tous mes amis branchés m’appellent comme ça, à part quelques pervers qui m’appellent Aaron de temps en temps.» Même Miles Davis, dit-il, est «assez cool pour m’appeler Jason.»

«Le gag en fin de compte c’est qui se sert de qui»

De fait, ajoute-t-il, depuis qu’il s’appelle Jason –évocateur d’«un mec hip»– il se sent bien mieux dans sa peau. «Un nom c’est quelque chose, s’il a un écho, s’il vous fait du bien, prenez le nom», conclut-il, avant de raconter des anecdotes sur ses copines, tous genres confondus. Il y a l’histoire de cette trans qui fait le trottoir. «Elle s’appelait Kitty Cunt, quand on lui demandait “Qui êtes-vous ?”, elle répondait “Madame Chatte”, bien sûr». Il y a aussi cette riche cliente, avec un studio sur la 64e Avenue, chez qui Jason passe des journées à manger du homard et faire semblant de s’activer. «Une fois je travaillais pour une grande bonde maigre et triste de l’Alabama. Dès que je l’entendais je m’affairais. Elle entrait et criait “Jason, qu’y a-t-il à manger ?” Moi à la cuisine, en train de faire frire du poulet “Oui Madame Howard.”

«Je n’ai jamais beaucoup aimé les nègres»

L’histoire continue ainsi : «Un jour elle me dit “Jason nous faisons une petite fête.” Je faisais tout à la cuisine … “Non, je ne veux pas venir parler avec les invités.” On dit toujours ça, même si on tous leurs numéros de téléphone. On dit qu’on ne veut pas les fréquenter, qu’on travaille. “Viens ! C’est Halloween, insiste-t-elle. Ce n’est rien, tu seras juste un fantôme !”. J’ai souri, j’ai dit : “Bien, j’arrive.” J’ai bu mon verre, et repris une attitude humble. Alors une de ces femmes m’a dit : “Jason. Je n’ai jamais beaucoup aimé les nègres, tu es le premier pour qui j’ai de l’affection.”» Jason éclate de rire : «Comme c’est gentil à vous, j’espère garder cette position pendant longtemps !»

«J’espère garder cette position longtemps»

Il n’est pas certain que la dame en question ait compris l’allusion. «Les gens te prennent pour un petit Noir idiot, tu veux te faire quelques dollars pour eux c’est un gag. Le gag en fin de compte c’est qui se sert de qui», souligne Jason, non sans ironie : que fait-il, ce soir-là, dans une chambre d’hôtel, sinon servir les intérêts d’une femme qui l’interroge, parfois agressivement, tout en le filmant ? L’ambiguïté du film le rend fascinant. Lorsqu’elle réalise Portrait of Jason, Shirley vit au Chelsea, un hôtel mythique de Manhattan qui propose des locations au mois et qui abrite pendant plusieurs décennies une étonnante quantité d’artistes (Kerouak, Burroughs, Bukowski, Kubrick, Forman, Joplin,Mapplethorpe…). En 1966, Shirley Clarke y vit. C’est donc chez elle que Jason interprète, seul face à la caméra, ce rôle d’une vie qu’elle lui fait tenir.

«J’ai baisé du Maine au Mexique»

«J’ai passé tant de temps à être sexy, comme vous voyez, que je n’ai rien fait d’autre. J’ai baisé du Maine au Mexique, et j’en suis pas plus riche d’un dollar. Mais je me suis bien éclaté.» Il parle dans la langue du hip, l’argot des gens qui doivent survivre, interdits de cité. A cette époque, l’homosexualité est punie comme un crime. Les gays sont perçus comme des folles exubérantes, ce que Jason n’est pas. C’est la première fois qu’un film traite de la communauté LGBT de façon sérieuse.

Refusant de souscrire aux clichés, Shirley Clarke fait le choix esthétique d’un cinéma qui rend visible les conditions matérielles de sa production : au début des prises, l’image est souvent floue (pour rappeler la présence d’une caméra) et le montage inclut tous les moments durant lesquels l’enregistrement s’est arrêté faute de pellicule (on n’entend plus que les voix de la réalisatrice, des assistants et de Jason). Sur une image devenue noire, Jason continue de rire, continue de philosopher, continue son show… Tout est fabriqué. On le voit. Tout dans la vie n’est que cela d’ailleurs : il faut se fabriquer. Ce qui donne au portrait de Jason une profondeur frappante.

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PORTRAIT OF JASON : mardi 1er octobre, 18h30, forum des images. Organisé par l’association Documentaire sur Grand Ecran, dans le cadre d’une soirée cinéma intitulée «Jason et Indianara sur les marches des fiertés».

Portrait of Jason sera suivi du documentaire Indianara.

Evenement Facebook de la soirée «Jason et Indianara sur les marches des fiertés»